<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La guerre bactériologique : une réalité mondiale

28 juillet 2021

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : A Syrian soldier aims an AK-47 assault rifle from his position in a foxhole during a firepower demonstration, part of Operation Desert Shield. The soldier is wearing a Soviet-made Model ShMS nuclear-biological-chemical warfare masks.

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La guerre bactériologique : une réalité mondiale

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Identifié depuis l’Antiquité, l’usage guerrier de poisons ou de maladies à l’aide d’organismes vivants ou de ressources naturelles (humain, animaux, eau) associés à des armements ou d’autres supports (flèches, lances, catapultes, puits, couvertures) a traversé les siècles. Toutefois, il ne semble pas réellement sous contrôle du fait d’un maniement aléatoire provoquant parfois autant de dommages dans ses propres troupes que celle de l’adversaire attaqué. La guerre bactériologique, toujours évoquée, aura-t-elle lieu ?

Quelle définition recouvre la notion de guerre dite bactériologique formulée depuis la fin du xixe siècle ? Selon le bureau du désarmement de l’Organisation des Nations unies (UNODA), les armes biologiques sont des systèmes complexes qui disséminent des organismes pathogènes ou des toxines, pour nuire ou pour tuer. Les nombreux progrès et les découvertes scientifiques dans la microbiologie ont pour conséquence d’accélérer et de multiplier leur utilisation. À la généralisation de leur maîtrise s’ajoute également l’apparition de nouvelles menaces au regard du passage des guerres bactériologiques à celui d’actes bioterroristes. Dans cette perspective, quelle analyse empirique est-il possible de porter sur l’emploi de l’arme bactériologique dans la guerre ?

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La guerre bactériologique, un usage de tout temps

Les armes bactériologiques revêtent un caractère intemporel lié à la civilisation elle-même. En ce sens, la littérature grecque antique, au prisme des écrits d’Homère (viiie siècle av. J.-C.), met déjà en perspective leur emploi. Ainsi, dans le récit de l’Iliade, le dieu Apollon en utilisant des flèches répand la peste sur les Achéens, adversaires des Troyens, et dans l’Odyssée, Ulysse, utilise des flèches empoisonnées d’hellébore pour faire face à ses adversaires. Ces deux exemples reflètent le détournement guerrier de maladies et autres poisons à des fins militaires qui ont cours dès l’Antiquité. En effet, dans les intervalles des vie et iiie siècles avant J.-C., l’ergot de seigle et les cadavres d’animaux étaient utilisés pour « polluer » les puits et les sources d’eau potable des adversaires. Parallèlement sont également utilisées des flèches enduites de curare et de toxines d’amphibiens, de fumier ou de sang de corps putréfiés. Au fil du temps et des batailles, ces procédés perdurent. Il faut cependant attendre la fin du xviiie siècle pour maîtriser plus précisément leurs occurrences. En effet, les utilisateurs originels se contaminent eux-mêmes à l’instar du siège de Caffa (1345-1347) opposant l’armée de la Horde d’or à la ville de Caffa (actuellement la Théodosie). Sous les ordres du chef des assiégeants mongols, Djanisberg, des cadavres de pestiférés sont catapultés, à l’aide de trébuchets, au-dessus des remparts génois et la peste noire se répand dans les deux camps obligeant les uns à lever le siège et les autres à quitter la ville. Cet épisode a engendré la deuxième pandémie de peste bubonique en Europe. À titre de comparaison, un deuxième exemple vient montrer un usage plus savant de l’utilisation d’une maladie et est considérée comme la première utilisation délibérée d’un virus comme arme biologique. Lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763), les troupes militaires britanniques distribuent des couvertures contaminées par la variole afin de l’inoculer aux Indiens d’Amérique du Nord qui étaient alliés de la France. Les deux dernières décennies du xixe siècle se caractérisent par de nombreuses avancées scientifiques qui donnent lieu à la biotechnologie moderne. Elle concerne la découverte du rôle des germes dans la genèse des maladies infectieuses et plus spécifiquement l’isolement de microbes nocifs comme par exemple le bacille du charbon (Robert Koch, 1876) ou le bacille de la peste (Alexandre Yersin, 1884) ; cette évolution marque un net tournant avec la multiplication d’armes bactériologiques.

Au regard de la progression de l’usage guerrier bactériologique et des pertes humaines massives de la Première Guerre mondiale, les nations s’engagent pour les limiter. Lors de la conférence sur le contrôle du commerce international des armes et des munitions, le Protocole de Genève du 17 juin 1925 visant la limitation des armes chimiques et des armes bactériologiques est ratifié par les nations. Son entrée en vigueur, le 8 février 1928, marque une diminution effective de ces usages dans un climat d’« interdiction morale » commune. Toutefois, l’autorité du Protocole de Genève est à nuancer dans la mesure où les stratégies et développements militaires bactériologiques ne cessent pas totalement pour autant. À titre d’exemple, lors de la Seconde Guerre mondiale, de 1940 à 1944, l’aviation japonaise procède à des opérations de largage de bombes à fragmentation remplies de bacilles ; ces actions aériennes ont pour objectif de propager la peste sur des villes chinoises. Durant cette même époque, la marine britannique expérimente des bombes à anthrax et des dispositifs de générateurs de dispersion aérienne sur l’île de Gruinard. En raison de son caractère très secret, le développement bactériologique et son utilisation restent difficiles à prouver. D’ailleurs, les décennies de guerre froide accentuent cette tendance, entre informations et désinformations à savoir : les accusations de constitution de stock d’armes bactériologiques, de démentis, ou de révélations souvent dues à des incidents provoqués lors d’expériences militaires. En 1971, Cuba accuse les agents de la CIA d’avoir introduit des virus pathogènes sur leur territoire, de même qu’en 1979 à Sverdlovsk (URSS) après l’explosion d’un bâtiment militaire une épidémie de charbon pulmonaire se répand dont l’origine est niée par les autorités soviétiques. L’étape supplémentaire franchie avec la convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication et du stockage des armes bactériologiques (dites également biologiques) ou à toxines (CIABT) du 10 avril 1972 montrent également des limites qui se révèlent plus encore dans le temps après la chute du mur de Berlin. L’évolution scientifique associée aux progrès technologiques vient renforcer l’accessibilité biologique et de facto la menace terroriste.

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Le progrès technologique, un accélérateur viral ?

Un changement de paradigme opère à partir des années 1990 où l’utilisation d’armes bactériologiques n’est plus une spécificité militaire mais fait partie de l’arsenal des terroristes. Face à la mise en lumière de la production d’armes bactériologiques (bombes aériennes contenant du charbon) par l’Irak durant la guerre du Golfe (1991-1992), plusieurs événements font prendre conscience de nouvelle forme de menace, celle du bioterrorisme. En 1992, la secte japonaise Aum Shinrikyo organise une fausse expédition humanitaire pour se procurer des échantillons du virus Ebola au Zaïre, puis en mars 1995, elle arrive à ses fins en provoquant un attentat au sarin dans le métro de Tokyo. Un second exemple montre que le bioterrorisme peut avoir un retentissement international même s’il vise un nombre restreint de personnes, notamment l’envoi de courriers contaminés. À ce sujet, une semaine après les attaques terroristes du 11 septembre 2001, les bureaux de grands médias américains sont pris pour cible en recevant des enveloppes infectées au bacille de charbon. Ce mode opératoire a une emprise létale peu importante comparée à l’intensité de dissémination d’un système d’arme classique, mais il comporte une charge psychologique forte ayant pour conséquence de générer la panique et la peur au sein de la société.

Du fait d’être peu coûteuses et accessibles, les armes biologiques sont nommées la « bombe atomique du pauvre » et se généralisent au début des années 2000. Elles ne nécessitent pas une sophistication particulière ni de moyens financiers élevés. Par contre, cette menace semble bien plus complexe qu’il n’y paraît du fait de la dualité et de la porosité des échanges, augmentée par leur diffusion croissante sur internet, jouant un rôle de facilitateur. En effet, les acteurs sont nombreux et favorisent les différents transferts entre les secteurs public et privé, contexte auquel s’ajoutent les progrès du décodage du génome humain et de la biologie synthétique. Ainsi, les pathogènes d’origine naturels dits de première génération laissent la place à ceux développés artificiellement et suscitent un fort engouement au point de voir se développer un véritable commerce des technologies et des matériaux biologiques. La porosité induite par ce type d’activité montre également toute sa vulnérabilité. D’ailleurs, en juillet 2006, un journaliste d’investigation britannique, James Randerson a montré qu’il était extrêmement aisé de commander un extrait du génome de la variole et a révélé en second plan l’existence d’un marché mondial de virus et de pathogènes de synthèse qu’il est possible de recevoir en toute impunité par voie postale. De plus, il est nécessaire de rappeler l’existence de deux autres générations de pathogènes comportant en eux autant de progrès que de menaces. Le professeur français en médecine, Patrick Berche distingue les germes pathogènes améliorables par manipulation génétique qui sont plus résistants ou plus virulents (2e génération), et pour finir, les agents infectieux nouveaux par « évolution moléculaire dirigée » (3e génération). La pluralité des acteurs et des avancées scientifiques rend difficile la perception du bon et du mauvais, de même que les biotechnologies répondent à des besoins fondamentaux dont la restriction de circulation des connaissances semble tout autant malaisé. Ce contexte fait craindre l’arrivée de nouvelles menaces et soulève de nombreuses questions. Comment distinguer des cas de maladies naturelles, accidentelles, ou bien intentionnelles ? Comment faire face à une guerre qui n’est pas déclarée ? Une action terroriste non revendiquée ? Il apparaît bien ardu et délicat de déterminer l’origine à l’instar de la Covid-19. À ce sujet, une équipe internationale d’experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a été spécialement dépêchée à Wuhan (Chine), mais elle n’a pas été en mesure de mettre à jour précisément la cause de son apparition. 

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Existent-ils tout de même des procédés pour faire face aux risques et menaces bactériologiques ? Est-il possible d’anticiper grâce aux algorithmes de l’intelligence artificielle (IA) ? Face à la menace bactériologique, l’OMS a lancé en avril 2000 le Réseau mondial d’alerte et d’action en cas d’épidémie (Global Outbreak Alert and Response Network, GOARN) qui aide la gestion de crises épidémiologiques ou pandémiques. La France, quant à elle, depuis la ratification de la Convention sur l’interdiction des armes bactériologiques (CIAB, 1972), s’est inscrite en faveur du renforcement de l’autorité de cette Convention ainsi que pour favoriser l’amélioration de son application. Elle concerne la mise en place de dispositifs en matière de vérification et de l’absence de contrôles, dans la mesure où le respect de l’interdiction demeure subordonné à la bonne foi des États-parties. Face à une attaque ou incident bactériologique, l’IA, grâce à sa capacité à stocker et à analyser des masses de données colossales, peut apporter des ressources visant le renforcement de la détection, de l’alerte ou même de l’atténuation. L’anticipation et la prédiction semblent plus complexes du fait du caractère hautement imprévisible, sans compter la manière de les prendre en compte propre à chaque biologiste, ainsi qu’à ses nombreuses déclinaisons scientifiques. Dans un contexte de plus en plus globalisé, les volets sécuritaires occupent une place grandissante et révèlent de nombreux défis à réaliser.

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Une réalité polymorphe

Avons-nous réellement atteint un seuil auquel il est impossible d’échapper ? Selon le professeur de français en psychologie Gori Roland : l’« effondrement est un spectre qui hante le monde. Il est dans l’esprit de l’époque, il est l’esprit de notre temps ». Cette réflexion appliquée au risque épidémique est plus que d’actualité et le sera certainement de plus en plus. Il constitue un défi extrêmement complexe qui regroupe tant les facteurs politique, économique, environnemental et sanitaire, allant bien plus loin que le « simple » fait d’usage militaire. Cette transversalité place la société civile au cœur de la menace qu’elle n’a d’ailleurs jamais quittée. Les progrès de la médecine permettent de garantir la protection de l’homme, mais provoquent parallèlement des débats de fond sur leur légitimité et la manière d’y parvenir. Dans une perspective élargie et transhumaniste, face à l’imprévisibilité de la menace bactériologique, les capacités physiques humaines doivent-elles être augmentées ? Le professeur d’économie politique américain Francis Fukuyama pense que cette voie de progrès au regard de l’utilisation de biotechnologies émergentes s’oppose par essence à la démocratie. Même si la technologie offre d’importantes potentialités face à la complexité des défis du xxie siècle, elle comporte des limites. Dans cette perspective, l’écrivain de science-fiction espagnol, Jorge Carrión, auteur du roman Ceux du futur (2017), pense que personne n’a su anticiper la pandémie et compare la Covid-19 à un virus cyborg qui se propage de manière équivalente dans les corps et les écrans liant par voie de conséquence les dimensions physiques et virtuelles de notre monde. La santé publique à l’échelle mondiale n’a jamais été aussi fortement menacée et connectée. La science et la médecine sont des outils contre le risque épidémique, de même que les avancées technologiques bouleversent les usages avec l’ambivalence de pouvoir protéger et guérir les maladies, ainsi que de détruire et de propager, réflexion qui invite à s’interroger sur l’avenir des progrès pour l’homme et contre lui.

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À propos de l’auteur
Océane Zubeldia

Océane Zubeldia

Docteur en histoire de l’université Paris-Sorbonne, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem), département armement et économie de défense.

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